Si tu savais
Loin de moi et
semblable aux étoiles et à tous les accessoires de la
mythologie poétique,
Loin de moi et cependant présente à ton insu,
Loin de moi et plus silencieuse encore parce que je t'imagine sans
cesse,
Loin de moi, mon joli mirage et mon rêve éternel, tu
ne peux pas savoir.
Si tu savais.
Loin de moi et peut-être davantage encore de m'ignorer et m'ignorer
encore.
Loin de moi parce que tu ne m'aimes pas sans doute ou, ce qui revient
au même, que j'en doute.
Loin de moi parce que tu ignores sciemment mes désirs passionnés
Loin de moi parce que tu es cruelle.
Si tu savais.
Loin de moi, ô joyeuse comme la fleur qui danse dans la rivière
au bout de sa tige aquatique, ô triste comme sept heures du
soir dans les champignonnières.
Loin de moi silencieuse encore ainsi qu'en ma présence et joyeuse
encore comme l'heure en forme de cigogne qui tombe de haut.
Loin de moi à l'instant où chantent les alambics, l'instant
où la mer silencieuse et bruyante se replie sur les oreillers
blancs.
Si tu savais.
Loin de moi, ô mon présent présent tourment, loin
de moi au bruit magnifique des coquilles d'huîtres qui se brisent
sous le pas du noctambule, au petit jour, quand il passe devant la
porte des restaurants.
Si tu savais.
Loin de moi, volontaire et matériel mirage.
Loin de moi, c'est une île qui se détourne au passage
des navires.
Loin de moi un calme troupeau de boeufs se trompe de chemin, s'arrête
obstinément au bord d'un profond précipice, loin de
moi, ô cruelle.
Loin de moi, une étoile filante choit dans la bouteille nocturne
du poète. Il met vivement le bouchon et dès lors il
guette l'étoile enclose dans le verre, il guette les constellations
qui naissent sur les parois, loin de moi, tu es loin de moi.
Si tu savais.
Loin de moi une maison achève d'être construite.
Un maçon en blouse blanche au sommet de l'échafaudage
chante une petite chanson très triste et, soudain, dans le
récipient empli de mortier apparaît le futur de la maison
: les baisers des amants et les suicides à deux et la nudité
dans les chambres des belles inconnues et leurs rêves- à
minuit, et les secrets voluptueux surpris par les lames de parquet.
Loin de moi,
Si tu savais.
Si tu savais comme je t'aime et, bien que tu ne m'aimes pas, comme
je suis joyeux, comme je suis robuste et fier de sortir avec ton image
en tête, de sortir de l'univers.
Comme je suis joyeux à en mourir.
Si tu savais comme le monde m'est soumis.
Et toi, belle insoumise aussi, comme tu es ma prisonnière.
Ô toi, loin de moi, à qui je suis soumis.
Si tu savais.
Robert
Desnos